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9. Le Feu et l'Eau (Part1)

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     Après un certain temps, ils avaient enfin quitté la Plaine pour s’enfoncer dans la forêt. Guidés par les lanternes accrochées aux selles, ils chevauchèrent ainsi pendant encore quelques heures dans le silence, contemplant la nuit et ses charmes dévastateurs. Le vent se calma légèrement, laissant ainsi place à une tranquillité qui ne durerait pas. Les ombres de certains arbres dénudés et secs donnaient au paysage nocturne une dimension abyssale, et pourtant, quelque chose d’apaisant se superposait à ce sentiment. Seuls les grincements, et les tintements de l’équipement, les craquements du bois fatigué de la charrette, et les frappes des sabots des chevaux troublaient ce silence de mort. Comme si le silence voulait s’imposer à lui, le cortège avançait à un rythme régulier. La terre s’écrasait sous leurs pas et le chariot imprimait son sillon sous son passage, mais ils ne s’en inquiétèrent pas car nombreux étaient ceux qui craignaient de s’aventurer si loin dans les sous-bois des Plaines.

     Tous les sens en éveil depuis leur départ de la plaine, Shenann attendait le moment opportun pour arrêter l’équipe. Tout le long du chemin jusque-là, ils avaient pu avancer sans subir ni assauts, ni aucune attaque d’animal, et il priait pour que cela demeure ainsi au moins pour une partie de la nuit. Ils devraient avancer encore un peu, puis ce serait le bon moment, il le savait, il le sentait au fond de ses entrailles. Plus d’une fois, on l’avait consulté pour ces intuitions. Des chefs de guerre, ou des Voyageurs en mission de haute importance, et il ne se trompait que rarement. Faisant abstraction de ses pensées ainsi que de la présence de ses camarades, il avait épié avec attention tous les éléments qui pouvaient lui donner des indices sur ce qui était susceptible de se produire aux alentours. Écoutant le chant des arbres et celui du vent, regardant derrière chaque branche et déchiffrant la moindre parcelle d’ombre. Les feuilles parlaient, les pierres qui roulaient sur le sol lui criaient des avertissements, et la terre boueuse chuchotait à son oreille. La forêt s’était rassérénée depuis quelques minutes. Il ferma les yeux afin d’intensifier et d’étendre son pouvoir plus au loin car il devait être certain de trouver un endroit suffisamment sûr pour établir leur campement. Ils devaient profiter de l’instant de paix qui y régnait pour faire une halte. Il laissa son esprit vagabonder hors des limites du visible, et arpenta les chemins à la recherche d’une éventuelle menace. Hayden savait ce que son maître faisait, l’ayant déjà vu pratiquer des centaines de fois. Il savait donc pertinemment que rien ne devait causer d’interférences lors de sa concentration. Shenann suivit également un cours d’eau, utile pour abreuver les bêtes et remplir leurs outres. Le sorcier rouvrit brusquement les yeux, dont le gris apparut plus intense qu’à l’accoutumée, puis il leva le poing, et son apprenti tira doucement mais fermement sur les rênes. Les chevaux râlèrent, ralentirent considérablement puis finirent par s’arrêter. Devant, Caleib qui n’entendit plus les clapotis de la charrette, éveilla une méfiance et se retourna sur sa selle pour regarder derrière lui, laissant sa monture continuer le pas. Voyant que la suite du cortège se trouvait à une distance d’eux, il fit signe à son père de s’arrêter. Dryl comprit aussitôt que le temps était venu de s’installer pour le reste de la nuit.

Il fit demi-tour, suivi de son fils, et emprunta le chemin inverse jusqu’à la cargaison.

— Nous nous arrêtons ici. Plus à couvert, mais ici, avertit le Céleste.

     Dryl l’observa, puis regarda autour de lui. L’endroit était au milieu du chemin, s’établir à découvert n’était pas une option. Il prit le temps de la réflexion, en frottant sa barbe de quelques jours, puis il poussa un soupir, avant de s’adresser à ses hommes.

— Bien, on campe ici mais pas à découvert, on se déplace de quelques mètres hors du sentier battu et on reste dans la zone que Shenann nous a indiquée.

     Sa voix rugueuse se fit solennelle et ferme ; il comptait bien suivre les instructions de son ami qui assurait en grande partie leur protection.

— Il y a un tronc étendu là-bas, juste à côté d’un arbre un peu plus gros. On pourrait s’y établir, on serait au moins protégés si le vent se remet à souffler cette nuit, suggéra Caleib en désignant de la tête le bas-côté.

     Dryl interrogea Shenann du regard, celui-ci acquiesçant instantanément.

— Dessellez les chevaux, ils auront besoin de boire, de manger et de se reposer, on prépare le feu et l’on installe le campement. Shenann, vois si tu peux protéger le campement pour la nuit. On instaurera quand même des tours de garde par deux toutes les deux heures, commanda-t-il poliment avant de descendre de son propre cheval.

     Bercées par le balancement régulier de la charrette, les filles n’avaient pas mis longtemps à s’endormir profondément. Le plancher sur lequel elles étaient installées n’étant pas vraiment confortable, elles avaient eu l’idée de tirer les couvertures pour en faire un matelas de fortune et en avaient profité pour s’envelopper dans ces mêmes couvertures. Leurs deux corps agglutinés l’un contre l’autre, quasiment emmêlés, se tenaient chaud et étaient recouverts d’un amas d’étoffes épaisses qu’elles se partageaient. Elles avaient l’habitude de dormir ensemble car tel était le cas quand elles étaient encore petites filles. Lucyana n’était pas du genre à se tourner et à se retourner dans un lit avant de plonger dans le sommeil. Aussi, elle n’avait eu aucun mal à trouver Morphée et à tomber lourdement dans ses bras. Elle dormait souvent les yeux ouverts et avait tendance à parler dans son sommeil, ce qui amusait beaucoup sa sœur lorsqu’elle restait éveillée de longues heures encore après elle. Contrairement à elle, Matheyna avait besoin de calme pour arriver à s’endormir, et quelques fois il se passait plusieurs heures avant qu’elle ne puisse fermer l’œil correctement. Cette nuit cependant, elle s’était assoupie presque instantanément, mais elle fut agitée de rêves sombres, ou plutôt de cauchemars dont elle se serait bien passée. Le même songe revenait sans cesse, tourmentant son esprit jusqu’à l’épuisement psychique, et quand bien même elle parvenait à dormir, elle se réveillait fatiguée et d’humeur maussade. À cet instant où elle sentit que les à-coups dans son dos s’estomper, elle fut ramenée vers la réalité, mais pas assez pour être totalement consciente. Lucyana lui assena un coup de pied par inadvertance, qui acheva de la réveiller, en sursaut. Elle transpirait encore, comme souvent après un mauvais rêve, mais elle se rendit compte que le chariot ne roulait plus. Le souffle court, et l’esprit encore brumeux, elle n’avait qu’un pied hors du monde onirique. Elle sentait l’odeur du bois humide et la transpiration, et des boucles de cheveux gonflés par l’humidité ornaient maintenant sa tête. Ses vêtements sales collaient à sa peau tout aussi crasseuse, un mal de tête tambourinait sur ses tempes et son estomac criait famine. Elle aurait donné n’importe quoi pour une bonne douche chaude et un repas consistant et appétissant. Elle tendit l’oreille et reconnut plusieurs voix dont elle conclut qu’il n’y avait pas de problème particulier ou de danger immédiat. Elle se détendit, se força à reprendre une respiration plus lente. Sa sœur gigotait à côté toujours les yeux mi-clos ; elle dormait, lui semblait-il, paisiblement. Une once de consternation traversa ses pensées.

— Comment elle fait pour s’endormir comme ça n’importe où ? demanda-t-elle pour elle-même. Lucya, réveille-toi, on s’est arrêté.

     Elle secoua brièvement l’une des jambes de la dormeuse, puis n’ayant aucune réaction de sa part, elle secoua plus fort. L’intéressée daigna ouvrir un œil prudent, comme pour vérifier dans quelle réalité elle se trouvait. Il faisait sombre et, à l’évidence, elle ne dormait pas dans son grand lit bien confortable aux draps doux et souples. Elle distingua petit à petit un visage familier ; Matheyna penchée au-dessus d’elle, attendait visiblement quelque chose. Les contours, au départ flous, devinrent de plus en plus nets à mesure des secondes mais le fond demeurait sombre.

— On est où ? On est arrivés ? marmonna-t-elle encore sous l’effet du sommeil.

— Je ne sais pas mais en tout cas on ne bouge plus, assura Matheyna.

     Elle se pencha par-dessus le corps toujours allongé de sa petite sœur, poussa la bâche qui les protégeait du froid pour voir dehors, et un courant d’air frais qui s’infiltra dans leur nid les fit frémir jusqu’aux os. Si elle avait oublié quel temps il faisait par-delà la chaleur de l’abri, ce petit air glacé ne manqua pas de le lui rappeler. Elle observa prudemment par l’interstice du tissu. Il faisait déjà nuit noire, combien de temps avaient-elles dormi ? Les voix revenaient vers elles, c’étaient bien celles des hommes qu’elles connaissaient. Elle se rasséréna vivement et finit d’enjamber sa sœur pour sortir de là.

— Qu’est-ce que tu fais, attends ! pesta Lucyana, forcée de revenir à elle plus vite que prévu.

     À peine son pied eut-il touché le sol qu’une sensation étrange parcourut Matheyna dans toutes les parties de son corps. Un frisson mélangé de chaud et de froid partit de ses pieds et la traversa toute entière jusqu’à la racine de ses cheveux, quelque chose d’électrique qui lança une décharge le long de son échine, de la chute de ses reins jusqu’en haut de sa nuque. Pendant quelques courtes secondes, son esprit avait gelé et ses pensées devinrent cotonneuses. Ajoutée à ça, une bourrasque la rafraîchit sans prévenir et la secoua de plus belle. Les plis de sa robe se soulevèrent, découvrant le haut de ses chevilles fines et blanches. Pour une raison inexplicable, elle se sentait revigorée par la basse température mais elle savait que ce serait de courte durée. Des fourmis se présentèrent alors dans le bout de ses doigts et l’obligèrent à les agiter vigoureusement pour les réveiller. Elle connaissait déjà vaguement cette sensation pour l’avoir éprouvée plusieurs fois auparavant, mais jamais elle ne s’était montrée aussi intense que cette fois-ci.

Quelque chose la percuta sans prévenir et la ramena en elle-même. Elle se retourna et vit sa sœur affalée à ses pieds. Lucyana s’était pris les jambes dans une couverture, avait trébuché et s’était lourdement écrasée par terre, laissant échapper un juron de mécontentement. La toute fine couche de neige qui s’étendait par ici avait fondu sous le choc.

— C’est le Karma, s’esclaffa Matheyna, c’est pour les fois où tu te roules dans les couvertures comme un vers de terre et que je me retrouve sans rien au milieu de la nuit. En plus, t’es lourde, j’arrive jamais à te dérouler, continua-t-elle toujours en riant.

— Tu ne pourrais pas m’aider au lieu de te marrer ? geignit-elle en se débattant contre un ennemi farouche.

— Oui, dès que j’aurais fini de rire, rit-elle encore un peu avant de s’agenouiller pour l’aider à se défaire de ses liens.

— Ah vous êtes réveillées, ça tombe bien ! lança Caleib à leur intention en s’approchant d’elles.

— Qu’est-ce que tu fais par terre ? demanda Hayden derrière lui.

— On s’en fout. J’ai besoin de quelqu’un pour m’aider à ramasser du bois, on va faire un feu, coupa le premier juste avant de leur tourner le dos avec un total désintérêt.

     Hayden haussa les épaules. Les deux filles se toisèrent et Matheyna implora Lucyana du regard d’aller aider Caleib avec le bois.