Un silence de plomb enveloppa le groupe, les yeux rivés sur elles.

— Vous avez dit que les artefacts étaient des objets, pas des humains, contra Lucyana.

— J’ai besoin d’un verre, commenta Matheyna.

      Lucyana la dévisagea, un sourcil relevé. Sa sœur ne buvait jamais d’alcool, alors le fait qu’elle évoque cette éventualité en disait long sur sa capacité à encaisser une nouvelle de plus.

— Et pourtant, c’est le cas, assura Shenann, le plus sérieusement du monde.

            Une bombe venait d’être lâchée. Leur univers s’effondra sous leurs pieds. Heureusement pour elle, Matheyna était toujours assise, et même si elle était encore aveugle, cela n’avait plus aucune importance à cet instant. S’il s’agissait d’une blague, elle était de très mauvais goût. Leur existence tout entière était remise en question. Qu’étaient-elles alors ? Étaient-elles réellement des êtres humains ?

— Matheyna… Commença Caleib, d’une voix pleine de remords.

     Aveugle, et surprise d’entendre sa voix si près, elle sursauta.

— Tais-toi, le coupa-t-elle. J’en ai assez entendu, laissa-t-elle sèchement tomber.

            Elle se sentait flouée, et en colère. Elle savait pourtant bien que les gens avaient cette fâcheuse tendance à toujours la décevoir.

Ses yeux recommencèrent à fonctionner petit à petit. Des formes sombres, et puis des couleurs, tout en douceur, et elle reconnut le visage du jeune homme, à la fois confus et coupable. Il s’en voulait visiblement. De plus, elle avait littéralement sauvé son père, et, pour couronner le tout, elle venait d’apprendre qu’elle portait une immense responsabilité sur ses épaules. L’intégralité de leur vie n’était qu’une vulgaire illusion, un tour de passe-passe dans l’attente de réaliser ce que tous attendaient d’elles dans ce monde.

— Alors on est quoi nous ? Des putains de pantins pour amuser la galerie ? Pour sauver votre petit monde ? Même pas le nôtre !

            Lucyana les assomma. Elle aurait eu envie de tout détruire dans cette pièce ! Il était déjà compliqué de savoir qui elle était tout court, mais si en plus il lui fallait savoir si elle était réellement humaine ou non ! Si sa sœur partageait son avis, elle était bien trop fatiguée pour se poser autant de questions, mais une en particulier lui revint subitement en mémoire. « Tu empestes », lui avait dit l’homme qui avait essayé de l’éliminer. Elle savait au moins maintenant qu’il ne parlait pas de son hygiène, mais bien de magie ou bien de ce qu’elle représentait. Cette question lui avait torturé l’esprit durant tout le repas, et elle était heureuse d’avoir répondu à au moins une d’entre elles, même si quelques dizaines d’autres demeuraient sans réponse.

— Les prophéties sont parfois très confuses, et elles peuvent surprendre même les plus avertis d’entre nous, avoua Shenann sur un ton compatissant.

            Il se doutait que cela pouvait être très déstabilisant, en plus de tout ce qu’elles avaient eu à assimiler jusqu’ici.

— Mais je me contre fous de votre prophétie de merde !

     Trop tard. Lucyana était déjà hors d’elle, incapable de redescendre en pression. Ajoutées à la fatigue de ces derniers jours, ses émotions menaçaient de la submerger et prenaient le dessus. Ses yeux étincelaient d’une colère à peine contenue qui fit vaciller les flammes des chandelles. Elles s’enflammèrent alors avec une telle force que personne n’osa faire un geste, préférant plutôt la prudence. Dryl et Caleib sentirent le vent tourner, et Hayden s’assura que sa dague était toujours à sa place. Si leurs pouvoirs étaient incontrôlables, cela pourrait se révéler bien plus compliqué que Shenann ne l’avait pensé. Il comprenait parfaitement les sentiments qui se déchainaient dans l’esprit de Lucyana. Elle perdait pied et il sentait poindre une catastrophe de plus. Il se para d’un sang-froid de son cru, mais il se tenait prêt. 

— Si tout ce que vous dites est vrai, nous devrions partir sans vous, intervint Matheyna d’un ton ferme, en se redressant, nullement impressionnée par la tempête que sa sœur se préparait à déverser sur eux.

            Lucyana lui jeta un regard d’incompréhension, presque indigné. À elle seule, cette phrase avait suffi à la décontenancer, rendant leur stabilité aux chandelles fébriles. Depuis quand sa sœur était-elle devenue si calme ? Matheyna elle-même se surprit en prononçant ces mots, mais elle n’aspirait qu’à rentrer chez elle et pour cela, voyager vers le château n’était peut-être pas le meilleur moyen d’y parvenir. À ces mots, Caleib se raidit. Son corps tout entier semblait manifester son désaccord face à sa proposition.

— Vous êtes sous notre responsabilité, et sous notre protection, contra Dryl, nous ne pouvons pas nous résoudre à courir un tel risque, les artefacts sont d’une importance capitale.