Les arbres rangés de manière irrégulière s’ouvraient sur une petite étendue d’eau où se reflétait une pleine lune lumineuse éclairant le reste du paysage de son seul halo brillant. Cette vue magnifique était encore embellie par les énormes racines qui perçaient le sol boueux par endroits, les minces parcelles d’herbe fraîche qui sentaient la nature en pleine possession de ses droits, et les rares fleurs résistantes au froid sur lesquelles perlait l’humidité en petites gouttes d’eau. Au centre de toutes ces belles choses, au centre de l’étendue d’eau sur une parcelle de terre encore émergente, se dressait un arbre majestueux, presque aussi vieux que le monde. Il trônait là en maître absolu avec de nombreuses ramifications qui se terminaient par des branches plus fines et plus fragiles, et encore doté de tout son feuillage. Il avait quelque chose d’impérial cet arbre. La surface tranquille du lac dormait immobile dans un silence de plomb seulement dérangé par les petits bruissements des feuilles et des herbes sauvages. Quelques lucioles voletaient ici et là au-dessus de l’eau et accentuaient l’éclairage de la lune haut dans le ciel bleu nuit.

     Matheyna admirait cette beauté aussi attrayante que dangereuse avec une fascination clairement non feinte. Elle promenait ses yeux partout où elle le pouvait, léchant le moindre détail avec gourmandise, et le comportement de Lucyana ne différait en rien de celui de sa sœur. Hayden s’approcha de l’eau et se déchaussa, laissant traîner ses bottes à quelques mètres de la berge. Il se défit de son arme et la posa le plus près possible de l’eau. Même s’il s’attendait à une température avoisinant le zéro, il ne put s’empêcher de grimacer un peu, mais s’enfonça tout de même jusqu’à mi-cuisses.

— Venez, ce sera encore mieux d’ici, dit-il en se tournant vers eux tous, un air malicieux dans les yeux.

     Caleib n’hésita pas un seul instant et se lança. Les filles se regardèrent dubitatives, car à l’évidence, l’idée ne les enchantait guère, mais la curiosité l’emporta sur le reste. Elles retirèrent leur cape et leurs chaussures ainsi que leurs chaussettes, et s’approchèrent à leur tour de l’eau calme, avant d’y plonger timidement un premier pied. L’eau était si froide que le sang se figea dans le reste de leurs jambes et leur visage se déforma en une expression de surprise désagréable provoquant l’hilarité des deux garçons. À mesure qu’elles se frayaient un chemin jusqu’à eux, les pans de leurs robes s’imbibaient d’eau, les alourdissant encore davantage et ralentissant leur progression déjà lente. Lutter contre la pression d’une eau à très basse température était une rude épreuve et leur être tout entier se trouva glacé jusqu’aux os. Elles arrivèrent enfin tant bien que mal à hauteur des deux autres et se plantèrent là en cercle.

— Et maintenant ? demanda Lucyana qui se mit à claquer des dents et dont les frissons prenaient possession.

— Que le spectacle commence ! annonça avidement Hayden.

     L’apprenti mage se frotta les mains l’une contre l’autre et y concentra une infime dose de sable ésotérique qu’il déversa doucement sur l’eau sombre et calme. Le sable se formait entre ses doigts expérimentés comme s’il apparaissait de nulle part. En réalité, il suffisait d’en avoir une quantité suffisante à proximité pour pouvoir l’invoquer facilement. Dans les moments de stress, Hayden était contraint de le récupérer directement dans sa sacoche car il n’arrivait pas à l’invoquer à distance, mais dans des moments tels que celui-ci, il y parvenait plutôt aisément. Les petites particules dorées se déposèrent délicatement sur le liquide dormant, baignant légèrement le paysage alentour d’une chaude lumière jaune et dont le reflet dans l’eau décuplait les effets.

— Reverso, récita le jeune homme avec assurance.

     À ces mots, une flamme bleue prit forme au centre de leur petit groupe en un crépitement succinct et forma un cercle qui commença à grandir lentement. Ils sentirent de la chaleur se répandre à leurs pieds, réconfortant leurs orteils frigorifiés et faisant de nouveau circuler le sang dans leurs veines.

     Les yeux des deux filles s’écarquillèrent sous l’effet de la surprise et de l’incompréhension totale.

     De la vapeur d’eau s’éleva alors au-dessus de l’étendue statique, enveloppant les jeunes gens dans un manteau de nuages chauds. Le cercle de feu grandit encore, et une onde magique s’en dégagea, flottant sur le lac. Les flammes bleues qui s’élevaient toujours plus haut étaient si impressionnantes que les filles ne pouvaient les quitter des yeux. Elles suivaient leur ascension dans le ciel, jusqu’à ce qu’elles redescendent enfin pour ne plus mesurer qu’une dizaine de centimètres. La clairière fut alors nimbée d’un camaïeu de bleus plus clairs et plus foncés, mais aussi de teintes de violets, qui conféraient au grand arbre au milieu du lac un aspect mystérieux et mystique. Il semblait purement en vie, avec son large tronc et son imposante stature.

     De petites vaguelettes s’agitèrent enfin, manifestant leur mécontentement autour des jeunes gens qui troublaient leur repos, et lancèrent les reflets blancs nacré dans le sens du mouvement fluide. L’anneau de feu qui s’élargit encore pour se rapprocher dangereusement des filles, incita Matheyna à faire reculer sa sœur en plaçant un bras protecteur devant elle, lorsque Caleib l’immobilisa d’une main en lui saisissant le bras. Il planta son regard dans le sien tandis que le noir de ses yeux implacables voyait à travers elle. Elle cessa de bouger. Une vague d’émotions inconnues et contradictoires déferla subitement en elle, la rendant pantoise. Comment pouvait-il y avoir autant de chaud et de froid dans une même personne ? Les flammes s’approchèrent encore, puis traversèrent leur corps de chair sans douleur aucune. Elles ne luttèrent pas comme une sensation de bien-être s’empara d’elles.

     Le cercle magique s’étendit sur quelques mètres supplémentaires avant de disparaître, le sort ne faisant effet que sur une surface restreinte.

     Hayden observa attentivement leur comportement et réalisa que ce phénomène était absolument inédit pour elles. Les émotions défilèrent les unes après les autres sur leur visage et ce ne serait certainement pas la dernière fois qu’il le verrait. Il voyait devant lui deux personnes fascinées, éblouies par tant de beauté et de magie. Il remarqua le corps détendu de Lucyana qui semblait se laisser aller à des émotions inconnues. Elle se retrouva dans la peau d’une petite fille innocente et ébahie par toutes ces merveilles. Ses traits sereins la changeaient, elle était plus elle-même qu’à n’importe quel autre moment. Le jeune sorcier la découvrit à son insu. Son regard croisa le sien et il fut si surpris qu’il ne détourna pas les yeux. Elle lui adressa un sourire.

     Il finit par retirer sa chemise bonne à jeter ainsi que son pantalon qu’il laissa flotter dans l’eau, et se retrouva en sous-vêtements, imité par son ami. L’eau chaude caressait leur peau et détendit leurs muscles sollicités par trop d’efforts. Ils firent couler l’eau douce sur leur visage et en apprécièrent les bienfaits. Ils s’éloignèrent jusqu’à ce que seule leur tête ne soit pas immergée. Les filles se défirent elles aussi difficilement de leur robe. Une fois débarrassées de leur accoutrement trop encombrant à leur goût, elle ne portait plus qu’un fond de robe, ce qui en soi, n’était pas vraiment gênant quand elles repensaient aux bikinis qui existaient dans leur monde. Elles s’abandonnèrent à la quiétude de la nuit, convaincues que même dans leurs rêves les plus fous, elles n’auraient pu vivre pareille expérience.

* * *

— Crois-tu qu’elles pourront nous sortir de là ? demanda Dryl à son ami alors que les flammes crépitaient toujours dans le foyer.

      Le chaudron avait été retiré du feu car toute la nourriture avait été consommée, et les flammes avaient repris leur belle taille.

— La prophétie ne ment pas mais quelque chose me tracasse, admit Shenann sur un ton beaucoup trop inquiétant.

— Les artefacts ne devraient pas être très loin, si elles ont été envoyées ici, rebondit Dryl.

— Malheureusement, rien dans la prophétie ne mentionne quoi que ce soit à propos de jeunes filles retrouvées dans les plaines, je le crains.

— Y a-t-il quelque chose que tu ne me dis pas mon ami ?

     Shenann sourit et découvrit de belles dents blanches qui contrastaient avec sa peau foncée. Les deux hommes étaient amis depuis de très nombreuses années et se vouaient une confiance aveugle, car ils avaient combattu ensemble de nombreuses fois depuis leur intégration dans la Grande Garde. Ils s’étaient retrouvés dans des situations inextricables à maintes reprises. Shenann était arrivé un peu avant Dryl et avait été choisi parmi les Célestes avant que Dryl ne soit lui-même choisi pour intégrer le Corps. Les membres qui travaillaient près de la couronne étaient amenés à se côtoyer régulièrement, et cela tissait des liens.