20. Mauvaise Augure
liste des chapitresLes jours s'étaient écoulés lentement depuis leur départ de l’auberge et le voyage était long et pénible. Les vivres s’amenuisaient, les muscles fatiguaient, et une belle fracture du moral commençait à s’installer. Le confort de la selle avait ses limites, et malgré l’allure soutenue des chevaux, ils avançaient encore trop lentement. La présence d’un traqueur parmi les guerriers dans l’auberge de Viviane préoccupait Shenann, et il espérait que le Traître n’ait eu aucune information concernant les dernières révélations. Dans le cas contraire, ils avaient plus de souci à se faire qu’ils ne le voudraient bien. Bien heureusement, la neige n’avait pas été au rendez-vous depuis leur départ, ce qui n’était pas pour déplaire aux filles dont les orteils n’allaient pas tarder à geler. Si les températures des jours étaient douces, ce n’était pas le cas de celles des nuits. Elles remercièrent silencieusement Ellias de leur avoir confectionné des vêtements bien plus chauds et confortables, et elles ne regrettaient en rien les robes de Deana. Le soleil se couchait peu à peu, laissant dans le ciel de magnifiques trainées aux couleurs de l’arc-en-ciel. Matheyna observait les paysages qui défilaient, en rêvant. Son esprit s’évadait dans la beauté de cette nature qu’elle avait trop longtemps oubliée dans le monde duquel elle venait. Elle profitait de ces moments que le destin lui accordait en silence, tranquillement bercée par la cadence de Légion. Elle avait au moins le privilège d’être bien loin de tous les remous de son monde, loin de toute cette saturation technologique, des tous ces esprits qui vivaient leur existence dans un univers virtuel qu’elle-même connaissait bien. Elle n’échappait pas à la règle, elle n’était pas si différente des autres, mais elle y aspirait. La voix de Caleib la tira de ses songes.
— Je rêve ou ta sœur est littéralement en train de dormir, assise, sur un cheval au pas, dit-il, hébété.
Lucyana était visiblement bien installée, appuyée sur le torse de son ami, imperturbable.
— Oh ça ?! Non tu ne rêves pas, ma sœur à l’incroyable capacité de pouvoir dormir n’importe où, n’importe comment. Et si tu regardes bien, elle a même les yeux légèrement entrouverts, preuve qu’elle dort bien.
Hayden éclata de rire, ce qui ne réveilla pas pour autant la jeune fille, toujours endormie. Matheyna soupira. Elle s’affaissa le temps de quelques secondes lorsqu’une voix la fit sursauter, et réveilla sa sœur par la même occasion.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? C’est ton cœur qui bat comme ça ? demanda Caleib, surpris.
— C’était quoi ça ? s’enquit Lucyana, bien mal réveillée.
— Tu n’as pas entendu ? demanda Matheyna à Caleib.
— Non, t’as entendu quelque chose toi ? demanda le jeune homme en s’adressant à Hayden.
Ce dernier secoua la tête pour dire non, fronçant les sourcils devant l’étrangeté de la situation. Shenann et Dryl, qui avaient prêté attention à la conversation, échangèrent un regard soupçonneux.
— Qu’avez-vous entendu ? questionna le sorcier d’une voix sombre.
— Une voix d’homme, légèrement désincarnée, comme venue d’outre-tombe, mais je ne comprends pas ce qu’elle dit, lui répondit Lucyana peu rassurée.
— Un peu comme un murmure, aucun d’entre vous ne l’entend ? relaya Matheyna, en regardant tout autour d’elle.
Tous firent non de la tête. Les chevaux commencèrent à s’agiter. Ils se mirent à gratter frénétiquement la terre de leurs sabots, nerveux. Shenann s’éloigna à peine pour se concentrer un instant, imité par son apprenti. Ils étaient arrivés dans une petite clairière, encerclés par le reste de la forêt. Il sonda les alentours. La forêt parut soudainement sous des traits différents. Il laissa son esprit vagabonder au gré des énergies, puis il sentit quelque chose. Une présence qu’il ne vit pas, mais elle était bel et bien là, tout près. Il était difficile de la percevoir car elle était fort bien dissimulée. Mais les filles, elles, l’entendaient. Cette voix s’adressait donc à elles. La voix se fit plus forte, comme si elle se rapprochait. Le cœur de Matheyna se mit à battre plus fort, les chevaux piaffèrent, continuèrent de battre la terre sous leurs sabots, et ils commençaient à gesticuler de manière intempestive. Dryl tenta tant bien que mal de rasséréner sa monture avec des caresses, mais en vain. Le vent se leva progressivement pour se faire de plus en plus violent, et bientôt, il fallait lever la voix pour s’entendre parler.
— Shenann, demanda Dryl. Que fait-on ?
Le sorcier ne répondit pas. Dryl se tourna vers son fils, lui non plus ne savait pas quelle était la meilleure chose à faire. Les deux sœurs essayaient de comprendre ce que disait la voix lorsqu’une phrase résonna.
— VOUS ÊTES À MOI !
Shenann se retourna subitement vers ses amis.
— FUYEZ ! s’écria-t-il.
Avant qu’ils n’aient eu le temps de réagir, le sol se mit à trembler et les chevaux devinrent incontrôlables.
— VOUS N’IREZ NULLE PART, objecta la voix.
Une masse informe se mut derrière eux les forçant à se tourner pour lui faire face. Chacun sortit l’arme en sa possession.
— C’est quoi ce truc ? vociféra Caleib.
— Peu importe, il ne doit pas nous arrêter, répondit son père, sûr de lui.
Dryl empoigna son arc, prêt à tirer sa première flèche, le visage tendu par la concentration dont il devrait faire preuve s’il ne voulait pas manquer sa cible. Caleib et Hayden dégainèrent leur épée, crissante, impatiente de tailler dans la chair.