22. Réminiscences
liste des chapitresÀ bout de souffle, il continuait de courir sans pouvoir s’arrêter. Devant lui défilaient les arbres par centaines. Le brouillard l’empêchait de voir à plus de quelques mètres. Il savait qu’il ne devait s’arrêter sous aucun prétexte. Ses jambes le faisaient souffrir tant elles étaient au bout de leurs capacités. Il n’aurait jamais dû s’éloigner autant, aussi loin dans les bois. Il savait ce qu’il risquait en s’y aventurant, et pourtant il l’avait fait. Il en avait ignoré les conséquences, et il le paierait de sa vie.
Il continua de courir ainsi à travers le bois maudit. S’il ne connaissait pas aussi bien les lieux, il aurait pu croire qu’ils étaient hantés. Les feuilles mortes craquaient sous ses pas maladroits. Derrière lui le grognement se fit entendre, il résonnait dans tous les bois comme si la Mort le pourchassait. Il l’entendait comme s’il était à côté de lui. La terre s’écrasait sous les foulées du monstre affamé et en colère. Il pouvait presque sentir son souffle rauque sur ses mollets fourbus par l’effort.
La bête gagnait en vitesse comme il tentait d’accélérer en vain. L’air froid commençait à brûler ses poumons. La douleur s’installa peu à peu dans chaque fibre de son corps qu’il sentait vibrer une à une. Il trébucha sur une racine qui ressortait du sol boueux et froid. À terre, il ressentit les vibrations des pas de son prédateur sinuant jusqu’à lui. Il se releva dans la seconde, tant bien que mal. Il détala plus vite encore que ce qu’il aurait cru possible de faire. Il regarda furtivement par-dessus son épaule : la bête se rapprochait dangereusement de sa proie. Sa mâchoire abritait des crocs plus tranchants que la plus affûtée des lames, et ses pattes étaient plus grosses encore que sa tête, affublées de griffes capables de déchiqueter la plus dense des chairs. La terreur s’empara de tout son être, et il redoubla d’efforts pour augmenter sa cadence, mais le monstre était chez lui. Ce territoire était le sien, et personne n’en sortait vivant. En tout cas, ce ne sera sûrement pas son cas. Les yeux de l’animal étaient si noirs qu’ils lui faisaient peur. Avant même qu’il ait eu le temps de formuler une pensée cohérente, il trébucha de nouveau, et s’étala au sol, de tout son long. Il était trop tard, il n’était plus temps de se relever, la bête était juste derrière lui et elle s’approchait. Il rampa sur quelques mètres avant de se retourner et de lui faire face. Il se redressa sur les coudes, puis recula avant d’être pris au piège contre un arbre au tronc immensément large. Ses cheveux bruns étaient pleins de terre, ses mains transies de froid tremblaient. Il ne portait qu’une simple chemise blanche tachée de poussière et de la terre dans laquelle il s’était traîné plus tôt, et un pantalon noir. En face, la bête avait ralenti comme si elle voulait se délecter du spectacle qui s’offrait à elle. Elle était certainement plus grande que la moyenne. Le sable voletait autour de ses orbites, et de la bave coulait de ses babines dégoûtantes. C’était la première fois qu’il voyait un ours noir des Plaines d’aussi près. Il le regrettait. Il n’était qu’un enfant, et sa vie prendrait fin dans d’atroces souffrances. Il avait entendu les chants des bardes à ce sujet, et personne n’ignorait ce détail. Il sentait l’écorce dans son dos, il sentait l’haleine de la bête sur son visage. Elle se rapprocha encore, jusqu’à se trouver nez à nez avec l’enfant et sa chair tendre et rose. Elle le huma, ses cheveux, son parfum naturel, tout ce qui faisait de lui un repas appétissant. L’enfant ferma les yeux comme le monstre ouvrit son immense gueule. C’était la fin. Un bruit sourd se fit entendre. Une pierre atterrit sur la tête de l’animal et attira son attention.
— Si tu le touches, je te tuerai et je mettrai ta tête sur une pique, défia un autre garçon, brun lui aussi mais plus âgé.
L’ours tourna la tête. Il toisa l’autre garçon.
— Va-t’en ! cria le plus jeune.
Agacé, l’ours rugit, leva une patte et l’écrasa sur la jambe du petit qui poussa un hurlement déchirant. Le plus âgé des deux, terrifié par ce qui venait d’arriver, murmura quelques paroles en posant son poing sur ses lèvres.
— Doloris Oquele
Il ouvrit la main, et du sable doré fila se loger dans les yeux de l’animal qui rugit de douleur. L’ours se leva sur ses deux pattes arrière, et surplomba son agresseur de toute sa hauteur, menaçant.
Il se laissa retomber sur ses quatre pattes et se dirigea vers lui, laissant le premier à sa jambe cassée. Le plus jeune tenait sa jambe, qui le faisait atrocement souffrir. Du sang coulait de sa blessure, et il pouvait voir l’os pointer sous la chair déchirée. Il commençait à voir des étoiles, et le noir l’envahissait petit à petit. Il se sentait partir lentement. Il devait lutter, car s’il perdait connaissance, ce serait probablement la fin. Alors qu’il sombrait dans le chaos, un cri le retint.
— Caleib, fuis !
Le cri du garçon s’étouffa comme un épais brouillard tomba sur la plaine. Caleib toussa, ses poumons étaient toujours brûlés par le froid ambiant. Il peinait à respirer. Il tendit l’oreille, mais aucun son ne vint jusqu’à lui, comme si l’ours n’avait jamais été là. Il se leva tant bien que mal, s’appuyant sur sa jambe valide, et chercha une branche assez grande pour lui servir de béquille. Il trouva non loin de là une branche presque aussi haute que lui, et l’utilisa pour se diriger vers le cri qui avait retenti plus tôt. Il s’avança, lentement, silencieusement, grimaçant à cause de la douleur. Il ne voyait pas le bout de ses pieds à cause du brouillard. Il avança sans voir où il allait, lorsque son pied valide heurta quelque chose à terre. Ce n’était pas une pierre, ce n’était pas une branche. Il se baissa comme il put pour atteindre ce qui avait attiré son attention. Plus bas, il découvrit le visage du garçon, sans vie, les yeux ouverts et vitreux, le visage lacéré par des griffes. À cette vision d’horreur, son estomac se retourna, et il faillit vomir tout ce qu’il avait mangé jusque-là. Il s’agenouilla près du garçon, posa sa main tremblant sur le front de l’enfant, et commença à sangloter.
— Alec ? Qu’est-ce que j’ai fait ?
Il secoua le garçon, l’implora de se réveiller. Il prononça son nom, encore et encore. Quand il comprit qu’il était trop tard, il lui ferma les yeux. Il hurla son nom si fort que les oiseaux perchés dans les arbres s’envolèrent dans un tumulte assourdissant. Sa peine résonna dans toute la Plaine.
***
Près du feu crépitant, Caleib, agité dans son sommeil, commença à se débattre avec ses propres fantômes comme s’il luttait contre un ennemi invisible. Il hurla. Matheyna tenta de le réveiller sans le brusquer mais elle n’y parvint pas. Elle lança un regard inquiet à sa sœur et à son ami.
— S’il continue à hurler comme ça, il va nous faire repérer. Et nous n’avons pas besoin de ça ! insista Hayden.
— Caleib ! Réveille-toi, le secoua-t-elle plus fort.
Il finit par se réveiller en sursaut, mais un vieux réflexe le poussa à sortir son couteau et à le lui poser sur la gorge. Elle le lâcha instantanément, figée de surprise.